Ça fait maintenant une bonne heure que je tourne en rond, je crois bien que me suis perdue. Pourtant, aller à Arkadia depuis Delfikru, je l’ai fait des dizaines de fois. Mais aujourd’hui, j’ai préféré contourner le clan Podakru, même si ça rallongeait le trajet. Autant vous dire que prendre un chemin qu’on ne connaît pas est un très mauvais plan, surtout quand, comme moi, on a pas du tout le sens de l’orientation. Après être revenue sur mes pas plusieurs fois, puis avoir longuement hésité à faire demi-tour et à revenir bredouille à Delfikru, je vois finalement au loin le Mont Weather. Ça, ça veut dire qu'Arkadia est tout près !

Aujourd’hui, il était prévu que j’aille aux nouvelles auprès des skaikru, de manière totalement informelle, évidemment. Ils ne savaient toujours pas où j’étais, et puis honnêtement, je ne crois pas qu’ils se soient inquiétés de savoir où j’étais passée, si j’avais été enlevée ou bien tuée. Mais ça ne me dérangeait pas, j’ai compris depuis bien longtemps que ce peuple est le pire qu’on puisse trouver sur Terre. Lorsque nous sommes arrivés ici, ils avaient décrit les natifs comme des « sauvages » et des « meurtriers », quelle hypocrisie ! C’est vrai que tuer des gens parce qu’ils ont volé ou fait une quelconque erreur sans conséquence, c’est pacifique ! Ils ont même envoyé à la dérive une femme qui avait eu un deuxième enfant, non mais sérieusement, qui fait ça ?
Chez les Delfikru, je me sens plus chez moi que je ne l’ai jamais été sur l’Arche. Elles m’ont appris à survivre, à me battre, je sais qu’avec elles, j’ai une chance de réussir. Les Skaikru ne savent pas ce qui les attend, j’ai encore plein de trucs à préparer avant de pouvoir frapper, mais ça viendra !

Une fois arrivée aux abords d’Arkadia, dans la forêt environnante, je ralentis le pas. Je ne voulais pas prendre le risque de me faire griller s’ils étaient de sortie. Le camp était assez loin, et la nuit tombait doucement, mais je pouvais apercevoir un amas de personnes, une sorte d’attroupement. Je pourrais même essayer de rentrer, s’ils étaient occupés ailleurs, en plus j’ai bien besoin de renouveler mon stock de munitions.
Alors que je peaufine mon plan, qui semblait parfait, j’entends le craquement d’une branche, suivi d’un bruit sourd. J’ai dû me faire repérer ! Ou alors on m’a suivie. Les bruits s’étant arrêtés, je me dirige discrètement dans leur direction, mon flingue à la main et vois une jeune femme étalée au sol, tentant de justifier sa présence ici.
Je soupire d’agacement, sans aucune discrétion. Il manquait plus que ça !
Mon arme pointée sur elle, je lui dis sur un ton énervé :

- « Relève-toi ! »

À peine ma phrase terminée, je remarque qu’elle a une jambe à moitié coincée dans une branche. Soufflant une nouvelle fois, je lui tends le bras pour l’aider à se relever.

- « T’aurais pu choisir un autre endroit pour te vautrer, je suis en mission là ! »

Je regarde autour, et principalement en direction d’Arkadia, j’espérais vraiment que personne ne nous avait vu, ou entendu.
Je range mon arme à sa place, c’est-à-dire à l’arrière de mon jean, et alors que je m’apprêtais à repartir de mon côté, je suis soudainement prise d’un doute. Qu’est-ce qu’elle faisait ici ? Est-ce qu’elle allait elle aussi à Arkadia ? Parce que dans ce cas, si elle les connaît, elle risque de leur dire qu’elle m’a vu, et là, tout mon plan sera foiré. Je me retourne vers elle, remettant la main sur mon arme, puis reprends :

- « Qu’est-ce que tu fais par ici ? Tu n’es pas une skaikru. »

Je gardais ma main posée sur mon arme, sans la sortir, en attendant sa réponse qui arriva rapidement. Le peuple des astraux. Je fais une grimace d’incompréhension totale en répondant « hein ? C’est quoi ça les astraux ? ».
Honnêtement, les clans, je n’y comprenais rien. Il y en avait trop pour moi, je ne les retenais pas et j’arrivais encore moins à les situer. Je connaissais les Skaikru et les Delfikru forcément, les Trikru qui restaient assez proches de mon ancien peuple. Puis la nation des glaces qui a eu quelques conflits avec eux. Il y avait les Floukru aussi, dont la chef, Luna, est une lâche à ce qu’il paraît. Hormis ceux-là, les autres ne m’intéressaient pas, ils ne devaient pas être suffisamment connus et n’avaient donc rien à m’apporter.
Lorsqu’elle reprend la parole, je me fige légèrement. Quelle merde ! Parmi toutes les personnes que j’aurais pu croiser pendant ma mission, il a fallu que je tombe sur la paumée du coin, qui cherche en plus à aller à Arkadia. Franchement, elle espère y trouver quoi là-bas ? Des amis ? De l’aide ? Elle risque d’être déçue ! Mais bien que ce ne soit pas le peuple le plus accueillant, ils risquent de l’écouter, surtout si elle leur prouve sa bonne foi en disant qu’elle a vu quelqu’un de pas net espionner leur camp. Je ne la connais pas, et à vue d’œil elle a l’air d’être le genre de fille à tout balancer sous le coup de la menace.
Est-ce que moi-même, je devrais fuir ? Dans la nuit noire, elle n’a peut-être pas eu le temps de me voir complètement. Ou alors je pourrais la ligoter et la ramener aux Skaikru, elle pourrait être mon laissez-passer à Arkadia ! Non, c'est pas le meilleur plan, je voulais rester discrète pour l’instant. J’avais qu’à lui indiquer la mauvaise direction, de toute façon, j’avais retourné le truc dans tous les sens, je ne voyais que ça à faire !
D’un air que je veux le plus convaincant possible, je réponds à ce qu’elle dit en ignorant sa question, tout en désignant de la main une direction à l’opposé d'Arkadia :

- « Ah ! Arkadia oui, c’est par là-bas. Tu devrais y aller rapidement avant qu’il ne fasse complètement nuit, c’est dangereux ».

Après m’avoir remercié, elle me tourne le dos pour partir. Et à ce moment-là, une illumination me parcourt l’esprit : Ok, elle va se perdre quelque part, mais elle retrouvera certainement son chemin à un moment. Quelle idée j’ai eue sérieusement !
Je m’avance doucement vers elle, et pendant que je me posais mille et une questions, je ne sens pas la poignée de mon arme, pourtant guidée par ma main, atterrir violemment derrière la tête de la blonde. Quand je la vois s’écrouler comme une masse au sol, je commence à paniquer et je me baisse pour vérifier qu’elle soit juste assommée. Mon but n’était pas de la tuer, c’était pas une Skaikru. Et maintenant je fais quoi ? Le mieux est que je parte, tant pis pour ma mission, je reviendrai un autre jour !
Je me mets en route pour rentrer chez moi, et après seulement quelques minutes de marche, je vois un cheval, attaché à un arbre. Pas mal, ça m’évitera de faire le retour à pied ! Je m’approche de lui pour lui carrésser la tête et commence à le détacher, lorsque un léger bruit se fait entendre. Ce n’est pas la fille, avec le coup qu’elle a pris, elle n’est pas prête de se réveiller ! Une foi le contact établi avec le cheval, je monte sur lui et m’apprête à repartir. Oui, mais et la fille alors ? Assommée au beau milieu de la forêt, en pleine nuit, proche d’Arkadia en plus. Et s’il lui arrivait quelque chose ? D’accord, je ne la connais pas, mais c’est un peu de ma faute si elle se retrouve dans cet état-là.

Je souffle en lâchant un « Fait chier » avant de retourner sur mes pas. Je ne m’étais pas trompée, la jeune femme était toujours endormie. Je descends de cheval pour la faire monter du mieux que je peux, tout en réfléchissant à la suite. Je comptais rentrer maintenant, mais le trajet me semblait compliqué vu les circonstances. Je choisis alors de m’éloigner du camp, m’enfonçant un peu plus dans la forêt, le cheval avançant à mes côtés.
Je m’arrête lorsque j’estime le lieu propice à y passer la nuit. J’attache le cheval à un arbre et fais descendre la blonde pour lui ligoter les mains devant et la reposer au sol. N’ayant pas envie de mourir gelée avant d’avoir eu le temps de repartir, je fais un feu avec quelques bûches trouvées et un briquet que j’avais récupéré avant de fuir mon peuple. Assise près du feu, je commence à réfléchir à ma vie. Comment j’en étais arrivée là... Et dans quelle merde je venais de me fourrer ? Puis cette fille, qu’est-ce que j’allais faire d’elle ?

Perdue dans mes pensées, je sursaute en entendant la voix de la blonde, visiblement réveillée, et je me fige comme si j’avais été prise la main dans le sac. Je pousse un soupir, elle veut que je lui dise quoi franchement ? Qu’elle me gênait, que j’ai eu peur qu’elle aille cafarder, que j’ai paniqué et que le coup est parti tout seul ?  Non, je ne peux évidemment pas dire ça, je passerais pour qui ? Je redresse la tête et me tourne vers elle, reprenant toute mon assurance pour lui répondre :

- « Ouais, c’est moi qui t’ai fait ça. Écoute, je ne voulais pas te faire aussi mal ok ? J'avais pas prévu ça, j’voulais juste… enfin, t’empêcher de me balancer aux Skaikru. »

Je me relève en posant mon arme à l’endroit où j’étais assise, et lâche un « sérieux, quelle merde… » plus pour moi-même que pour elle. Lorsqu’elle me demande de confirmer que je ne suis pas une Skaikru, je me sens de nouveau contrariée, avec l’adrénaline, je n’avais pas réagi plus tôt, mais je n’aime pas être comparée à ce peuple de barbares. Je n’avais clairement rien d’eux, ni leur manque de valeurs, ni leurs idées, et encore moins leur hypocrisie ! J’observe le feu avec admiration, comme s’il pouvait m’apaiser et m’aider à réfléchir. Dans ces moments-là, quand j’ai l’impression que tout m’échappe et que je ne sais plus comment me sortir d’une galère dans laquelle je me suis fourrée, je me rappelle ma vie sur l’Arche. Les erreurs commises, évidemment, mais également ce que j'y ai appris, à me battre pour les valeurs en lesquelles je crois.
Je rajoute quelques bûches pour conserver le feu et jette un coup d’œil à la blonde, elle était restée assise au sol, les mains toujours liées, et elle doit certainement avoir une belle bosse à l’arrière du crâne. Je m’approche, cette fois plus calme, et m’accroupis face à elle, cherchant son regard. Je ne m’en étais pas rendu compte avant, probablement à cause du manque de luminosité, mais cette fille était très jolie. Lorsque mon regard croise le sien, je le fixe durant plusieurs secondes avant de me ressaisir et de finalement détourner les yeux, je n’avais pas le temps pour ces choses-là.

- « T’as raison, je ne suis pas une Skaikru. Enfin, je ne le suis plus. »

Je me laisse tomber sur le sol et m’installe en tailleur, les coudes appuyés sur mes genoux. On va sûrement devoir rester là un bon moment, alors autant discuter, essayer d’en savoir plus et faire en sorte que cette nuit ne soit pas trop longue.

- « Je viens de l’Arche, mais dès notre arrivée sur Terre, je les ai quittés pour un autre clan, longue histoire. Mais toi, tu cherches quoi en allant à Arkadia ? Une alliance ? Si tu veux mon avis, tu perds ton temps, sauf si tu veux mourir et ton peuple avec, je te déconseille de t’allier avec eux. »

Les Skaikru étaient plutôt du genre à s’allier s’il y avait une contrepartie à leur avantage, mais franchement, qu’est-ce qu’elle et son peuple pourraient leur apporter ? Des terres ? Des vivres ? Ils n’en avaient pas besoin. Des informations ? Si les « Astraux » sont aussi paumés que la blonde, ça ne leur sera d’aucune utilité non plus.
Et puis si c’était ce qu’elle cherchait, une alliance avec les Skaikru, alors nous aurons un problème. Concrètement, les amis de mes ennemis sont également mes ennemis. A moins que nous y trouvions un intérêt commun. Elle veut se rendre à Arkadia, j’ai besoin d’espionner et voler des munitions. Elle ne sait pas où c’est et ne les connaît pas, et moi, je ne pourrais pas entrer aussi facilement.
Alors qu’une idée plutôt intéressante fait tranquillement son chemin dans mon esprit, j’attrape mon sac duquel je sors un paquet. C’est le reste du gibier que j’ai chassé et cuit plus tôt dans la journée, et que j’ai pris soin d’emballer en plusieurs portions. Je l’ouvre et en prends un morceau, avant de tendre le paquet à la blonde.

- « T’as faim ? » J'affiche un sourire moqueur avant de reprendre « T’inquiètes pas, je vais pas t’empoisonner. »