La nuit soufflait avec douceur les premières étoiles. Le ventre plein, allongé dans une clairière, à côté d'un feu que je venais d'éteindre pour éviter d'attirer d'indésirables visiteurs, je regardais ce paysage nocturne... Seul. Et ça m'allait très bien. Bordel de merde, à compter les points lumineux, j'avais presque l'impression que l'monde était bon. De la bouffe, des vêtements chauds, un Barretta, c'était la recette du bonheur. Mon bras gauche se leva et, entre mes doigts scintilla un bout de métal aussi noir que le charbon. Un bout de la navette des 100, les gamins étaient pas morts. Clairement pas, même. La Princesse était même carrément en vie, comme sa mère. Tsss. Vivre en ermite, ça avait son bon, mais j'étais complètement largué dans les affaires des survivants de l'Arche. Je priais juste chaque soir pour qu'aucun ne se réveille. L'odeur de la fumée s'était évaporée et le calme de la forêt environnante me laissait croire à une nuit reposante. Le lendemain, j'allais continuer ma route et sortir du territoire de ce blondinet mal léché. Les Terriens avaient l'air d'avoir chacun un endroit où vivre, délimité par les paysages. De gros bras dans les montagnes, des pychopathes sous la neige, des connards dans les bois. Et un enfoiré pour mettre fin à une nuit qui avait même pas commencé.

Mon corps frissonna tout entier et mes doigts se crispèrent sur la détente d'mon compagnon. Le canon du sniper visa ta gueule avant même que mes yeux ne te distinguent réellement, redressé, les muscles à vif, prêt à tirer sur... un mec louche, mal rasé, avec plus de poils au torse que d'neurones connectés. Ouais, ta première impression et la mienne étaient opposées. Tu t'aidais pas en levant les mains avec une paire de chaussettes grises... que j'aurais lésé ?

Je me relevai, sans dégager mon arme, méfiant. Je commençais à peine à me faire à l'idée que tu parlais ma langue, et une autre dans laquelle tu pourrais appeler tes renforts camouflés dans la forêt. Toujours partir du principe que l'autre était un ennemi, et qu'il avait l'avantage du terrain. Moi, j'avais mes balles, et il m'en fallait qu'une pour te faire terre et récupérer ton maigre butin. Il fallut que tu attendes une dizaine de secondes avant que mon visage ne se décolle de la lunette de mon arme, sans arrêter de te viser pour autant. Mon regard te fusilla des pieds à la tête en soufflant :

"Vous êtes quel genre de pervers ?"

Tu devais être déçu que ces chaussettes, très probablement trouées, soient celles d'un mec, et encore plus d'un mec descendu du ciel.

"N'approchez pas."

Ordonnais-je, avant de baisser le sniper, le laissant le long de mes hanches, prêt à servir. Trois pas en avant, t'étais mort. Tu laissais les chaussettes et repartais dans ton coin, j'allais gagner (ou retrouver) du matériel. Tout était précieux, et ça s'voyait. Mon sac, derrière moi, était plein à craquer. Rien n'était sorti, c'était un coussin ambulant. Prêt à décamper aussi !

J'avais croisé le chemin d'une jeune femme guérisseuse, celle de la Princesse de l'Arche, ou encore un mec tordu qui voulait m'éloigner de son village. Mais un pervers, ça, y avait que toi depuis des mois. L'excuse de la chaussette était carrément louche et il fallait s'attendre à un piège dissimulé quelque part entre les branches de la forêt. Concentré, le plus silencieusement possible, prêt à éliminer tous tes alliés, j'ignorai ta réplique sur l'ours, ne notant que le fait que les ours existaient encore et n'étaient pas que dans les livres de l'Arche. Tu étais officiellement un con, mais j'allais pas sous-estimer un con avant d'avoir eu une explication nette et précise de cette rencontre ridicule. Tant que tu restais loin, à portée de tir, tout allait bien. Derrière la lunette de Barretta, tu avais l'air presque inoffensif. En revanche... ton amie voleuse était... cachée quelque part. Le pervers n'était pas seul et, au moins, je savais maintenant que tu avais bien une idée derrière la tête et... une paire de chaussettes à lancer.

"Fais ch-"

Le temps que je repousse cette attaque déloyale, tu avais disparu et, moi, je me retrouvais à nouveau seul, avec une paire de chaussettes gratuites... qui m'appartenait. Passant le sniper dans le dos, je récupérai ton missile puis regardai mon campement du soir. Tsss. Comme si j'allais croire à ta théorie foireuse. Puisque tu avais découvert mon camp, il était plus prudent de décamper tout de suite. Je ramassai mes affaires, remis mon sac, pris le sniper à la main et allai briser quelques branches d'un côté de la clairière avant de partir dans le sens inverse. C'était probablement inutile, car soit tu me suivais de loin, soit tu avais une connaissance assez poussée du terrain pour savoir que casser des branches juste avec une épaule était moins fréquent que ce à quoi on pouvait penser, mais, là encore, fallait être prudent. Prudent pour plus jamais croiser ton chemin, et suivre, à la place, des petites traces de pattes, avec une traînée étrange. Un gibier ? Ou ton amie la voleuse ? Ne connaissant pas la signification du mot furet, car on se fichait bien de ce mot dans les livres de la librairie spatiale.

Je continuais de suivre la trace jusqu'à une nouvelle clairière. Et, installé, au loin, sous mes yeux... Bordel ! Sérieux ?! Je te regardais discrètement, caché derrière un tronc. Tu avais laissé des traces pour que je te suive, et je suppose que tu servais d'appât. Mon regard analysa chaque arbre, chaque branche, chaque ombre où pouvait se cacher ta complice. Aucun signe. Et si tu étais parti sans rien lancer, je serais moi-même parti et aurais poursuivi mon chemin jusqu'à l'aube pour te distancer. Mais les Terriens avaient tendance à me sous-estimer, et ça me faisait chier. Alors tâchons de te faire passer un message clair.

Soudain, un objet fut lancé dans ta direction, roulant sur quelques mètres. Une boule de chaussettes enroulées grâce à un vieux câble auquel était attaché une fleur malmenée par ses roulades. Et à l'origine de ce lancer, moi, adossé à un tronc, le sniper baissé mais le doigt sur la gâchette.

"Où est ta complice, le pervers ?"

La boule de chaussette et de fleur entourée de câbles noirs absolument pas discrets, ça avait jamais été un piège. Plutôt une indication pour dire : je suis là. Et j'étais là, comme toi et ta complice... une espèce de boule de poil longue avec des pattes atrophiées. Sérieux ? Mes yeux fusillaient du regard ce machin remuant qui s'amusait avec la chaussette comme si c'était une montagne d'or ou, mieux encore, un lit avec couette, matelas et coussins. Je pourrais vous tuer, toi et ton animal, juste pour un lit, une nuit. Une vraie nuit de repos. Sans un oeil ouvert et sans drogue, évidemment. Je souris, plus moqueur, sans jamais te regarder dans les yeux, ou même sans te porter le moindre intérêt. En fait, je regardais un peu ton espèce de voleuse sur pattes, prêt à l'éviscérer si elle s'approchait, en t'écoutant à moitié. Ta voix causait, causait et causait encore. Deux répliques de suite avec trop de phrases, trop de mots et tellement trop que la seule chose que je finis par dire, une fois que tes lèvres se clorent enfin, passant une main sur mon front comme si je venais de survivre à un marathon mortel poursuivi par les terriens des neiges. Mais cette survie, elle était due à quelque chose de moins agréable. Dans un souffle porté par le vent, j'dis simplement :

"Tu parles trop."

Ça, au moins, je savais que tu pouvais le comprendre. Tu avais presque plus de vocabulaire que moi, et parler avait jamais été ma passion. T'essayais probablement juste de siffler ton venin, de manipuler à ta cause, pour une sombre raison que je voulais même pas découvrir. J'avais au moins retenu l'essentiel : tu pensais que j'allais accepter de pioncer pendant que tu montais la garde. Tu rêvais, pervers.

J'émis un soupir contrarié, un peu tenté par l'idée de rester près du feu plutôt que marcher toute la nuit. Un feu, seul, c'était bien mieux qu'à deux. Surtout avec un voleur de chaussettes à la con. Mes poings restaient fermes sur mon Barretta et je le baissai à peine, avançant de quelques pas, me mettant à découvert. Mon regard balaya les arbres qui entouraient la clairière. Pas de bruissement, pas d'tir ennemi, pas d'attaque surprise. Je fis encore un pas, et en crevai pas pour autant. Sans baisser la garde, je finis par te rejoindre, ou plutôt rejoindre ton feu, pour m'assoir à ton opposé, en tailleur, le sniper encore dans la main. Mes yeux sombres transperçaient les flammes pour te fixer silencieusement durant de longues secondes. Est-ce que t'allais encore parler ? Sûr de voir encore ta bouche s'ouvrir, je te volai la place et soufflai à nouveau :

"Je dormirai pas, j'te le dis tout de suite. ... Qu'est-ce que tu fais tout seul, pervers ?"

Seul avec ton cheval et ta voleuse, mais sur l'Arche, on avait jamais considéré les animaux comme autre chose que de la bouffe ou des mythes. Gaspiller de l'air pour avoir un canasson, c'était ridicule. Mon sac glissa de mes épaules, emportant avec une partie de ma veste en cuir rembourrée par des épaulières en semelle de chaussures. J'attendais une réponse courte, simple, parce que ta voix crissait trop à mon goût. Je m'étais habitué aux bruits apaisants de la forêt.

Ouais, j'avais pris le risque de te poser une question et tu perdais du temps à me faire remarquer que tu causais déjà trop à mon goût. M'échappa un sourire moqueur, amusé que tu me renvoies déjà dans les filets pour quelque chose d'aussi puéril qu'une question mal posée. Ça faisait longtemps que je m'étais pas imaginé parler avec quelqu'un, et surtout pas un terrien. Les deux précédents m'avaient soigné ou causé. Et (mal)heureusement, tu avais une langue trop bien pendue pour ne pas faire comme le type des bois.

La raison pour laquelle tu étais là était probablement la seule chose intéressante que tu avais pu dire. Chercher les créatures qui pourraient mettre en danger ta communauté ; j'suppose que j'allais m'ajouter à la liste. Mais le premier ennemi devait être les Archéens, ou plutôt leur nouveau titre de survivants d'Arkadia. Ces connards étaient plus immortels que la Princesse Griffin. La croiser, y avait quelques jours ou quelques semaines, avait été la meilleure et la pire des choses. Flemme d'accepter tout ce qu'elle avait à dire, flemme de pardonner ou de penser que le monde était encore bon. Je voudrais qu'ils soient tous morts, ça, ça aurait pu être encore plus agréable qu'un lit, qu'un coussin ou que ce feu de camp à travers duquel je te fixais, aussi froid que narquois, le genre de sale gosse, de traître psychopathe ou sociopathe qu'ils voyaient tous. Pourquoi prendre la peine d'être souriant et poli, quand ça menait à la même conclusion ? D'ailleurs, tu t'y fis assez vite et passai à autre chose, sortant un morceau de bois et un couteau pour le sculpter. Impossible de voir exactement ce que tu en foutais, mais je suivais les mouvements de tes mains plus fines qu'on pouvait le penser avec attention. Entre deux crépitements du feu, j'avais fini par retrouver ma langue et, manque de chance pour mes oreilles, c'était encore une question pour toi.

"Si tu cherches de menaces à éliminer, t'en as une devant toi. Les types qui descendent du ciel, ou je sais pas comment tu veux les appeler, sont tous à exterminer."

Mon sniper se posa à côté de moi, à portée de doigt, et ma main libre sortit de mon sac un morceau de viande séchée. M'en restait deux. Faudra préparer le reste avec mon prochain gibier. J'allais pas mourir de faim, j'avais déjà bouffé ce soir. Les deux bouts de viande séchée finirent donc par être jetés au-dessus du feu pour atterir très précisément entre tes mimines. Aucun service saurait être payé, et j'allais pas t'filer mon Barretta pour payer ton feu. Me sentant obligé de t'expliquer, j'avais ajouté :

"Pour le feu."

Ouais, bon, j'étais toujours pas bavard.

Tu te coupas d'un coup, sans raison, et je détournai le regard pour éviter de t'insulter et, plus grave, finir par venir te porter de l'aide, surtout quand j'te voyais t'occuper d'une blessure comme un gamin, le doigt à la bouche. Me dis pas que tu avais pas compris que j'étais l'un des parasites qui polluaient ton territoire ? Le sniper, c'était normalement un indice de taille. Tu avais joué au con, tu la méritais, ta blessure, tiens.

"Ouais..."

Susurrais-je en passant une main dans mes cheveux, pigeant pas vraiment ta réaction. C'était... surprenant. Tout aussi surprenant que ton manège, posant une pierre sur ton doigt, abandonnant la sculpture. Au moins une bonne chose, tu allais pas te couper un deuxième doigt. Voir quelqu'un crever d'hémorragie était pas dans mes plans. Je croisais les bras, après avoir lancé les bouts de viande. C'était suffisant, comme paiement.

Tu sortis ton calepin et je me levai soudainement, sans arme, prenant mon sac pour faire le tour du feu de camp pour te rejoindre. Je balançai mon sac près de toi et m'agenouilla à tes côtés. Crois pas que tu avais le temps de m'attaquer ou de m'en coller une, je pris ta main blessée et la tirai à moi sans un mot. Dessiner, c'était clairement pas une bonne idée après s'être entaillé. Sans demander mon reste, je posai ta main, paume vers le ciel, sur mes cuisses, avant de sortir d'une poche de mon sac un pot à moitié défoncé et des bandages. Je repris ta main, la portai à mes lèvres et passai ma langue sur la plaie. Puis, j'ouvris le pot de crème cicatrisante -'fin, honnêtement, j'avais pas demandé quel type de médocs c'était en le chourant aux Archéens entre deux coups de feux contre les terriens de la neige- et t'en mis un peu, en étalant sur l'intégralité de ton pouce, le rendant plus visqueux, mais englobé par une sorte de fraîcheur à l'odeur de menthe. Concentré, tu pouvais rêver pour que je t'adresse un seul regard. Vint la dernière étape, et tu te retrouvas bientôt avec un pansement improvisé recouvrant ton pouce. Une fois ça fait, je te fusillai d'un regard noir, te reprochant silencieusement les conséquences de ma réplique, pour éviter de culpabiliser. Je venais de blesser quelqu'un en une réplique.

"Evite de t'astiquer dans les prochains jours."

Ton visage était loin des pervers qu'on pouvait s'imaginer sur l'Arche, mais c'était pas parce que ta gueule était bien fichue que tu avais de bonnes intentions. Un ange, ça n'existait pas. Un démon, par contre, ça courait les rues ou, en l'occurrence, les bois. Merde, j'avais dû paraître sympa, pendant quelques secondes. Ça devait pas être dans mon caractère, ça ne devait plus l'être.

Un coup de langue, un peu de menthe, un pansement inutilement gros pour une plaie aussi petite, et c'était fait. Et que ton sang puisse être vert, noir ou bleu, que tu t'sois entaillé le pouce, l'index ou la carotide, j'en avais absolument rien à faire. Tu t'étais blessé par ma faute -et à cause de ta connerie, aussi-, alors je réparais sans demander mon reste. J'y connaissais que dalle à ces histoires de soin, j'm'en sortais quand même pas trop mal et avais pas encore perdu un membre, alors je devais être aussi soigneur que la fille de la rivière. Je venais de te sauver la peau, et ça demandait aucun remerciement. Un seul petit mot prononcé par tes lèvres et je te fusillai à nouveau du regard, pour pas changer, en m'éloignant pour me rapprocher de mon Barretta chéri, sans revenir à ton opposé, rapidement suivi par toi qui me laissas quelques centimètres supplémentaires. Et soudain, tu te mis à rire. Ta barbe de trois jours se déformait avec ton sourire, et j'étais presque sûr de voir ton visage se colorer de rouge le temps que tu pètes un câble pour te marrer tout seul. C'était le mot astiquer qui te faisait autant d'effet ? J'allais vraiment croire qu'on avait un vocabulaire différent, à force de te voir réagir de la pire des manières à chaque fois. Tu te coupais quand on parlait du ciel, tu rigolais quand on parlait de sexe. Et dans tous les cas, tu parlais et parlais et parlais, arrivant pas à réfreiner ta langue bien pendue. Ça ne pourra jamais briser un mur, mais ça pouvait toujours m'étirer un sourire carnassier, plongeant mon regard dans le feu.

Le faire solo pouvait devenir triste ? Je le voyais pas de la sorte. Puis, à t'entendre, tu avais des années de pratique, alors en plus d'être un pervers, tu étais un vieux. Et comme face à chaque vieillard, et même face au Commandant Shumway, j'avais toujours la même réponse :

"C'est triste quand on sait pas y faire. Faut que tu apprennes à t'éclater."

Oh, bien loin d'un Natou prude ou inexpérimenté. J'avais eu mon succès, sur l'Arche, et j'avais déjà eu quelques petits-copines, assez longtemps pour apprendre la pratique et remplacer la théorie difficile à acquérir. Le piège était le même qu'avant les catastrophes et la fin du monde : fallait éviter le gamin. Au moins, avec un autre homme, le danger était écarté et l'oxygène continuait de subsister en bonne quantité. C'était probablement Bryan qui avait raison. Si on oubliait que Bryan était une poule mouillée doublée d'un sacré enfoiré qui gobait tout ce qu'on lui disait. Nathanaël Sydney était son ennemi numéro un, ou au moins le plus gros traître des survivants d'Arkadia, et il comptait bien le rester. Mon genou droit remonta, pliant ma jambe pour poser mon menton sur ledit genou, et je pris une inspiration. Depuis combien de temps n'avais-je pas partagé plus de trois mots avec quelqu'un ? Même sur l'Arche, ça remontait... ça commençait à être trop calme, tu prévoyais forcément un truc.

"On s'éclate ou on s'entretue, alors ?"